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Mammeri, "un être dédoublé"

Mouloud Mammeri était un être dédoublé. Doté à la fois d’une culture savante et populaire, Mammeri parlait de la société kabyle à la façon d’un monument de littérature. Ce don, il l’a puisé chez ses parents, artisans armuriers, aux Ath Yenni, qui forgeaient des vers ciselés comme des bijoux anciens et aussi subtils, raffinés et complexes que les plus ésotériques compositions des poètes symbolistes. Héritier d’une lignée de poètes, il laisse parler en lui la culture kabyle, en particulier, et berbère, en général.
Mouloud Mammeri “renoue avec lui-même, mais aussi avec les croyances, les valeurs, les convictions, les aspirations de tous ces gens qui, en Kabylie ou en France, sur leur terre natale ou en terre d’exil, portent dans leur mémoire et dans leurs mots tout un héritage oublié ou refoulé”. A propos de cette double culture qu’incarne “celui qui donne la parole et qui rend la parole”, Pierre Bourdieu expliquait que Mammeri était “divisé contre lui-même, comme tous ceux qui ont réalisé, en l’espace d’une vie, l’extraordinaire passage d’une culture à une autre, du village de forgerons berbères aux sommets de l’enseignement à la française, il aurait pu, comme tant d’autres, gérer tant bien que mal sa contradiction, dans le double jeu et le mensonge à soi-même. En fait, toute sa vie aura été une sorte de voyage initiatique qui, tel celui d’Ulysse, reconduit, par de longs détours, au monde natal, au terme d’une longue recherche de la réconciliation avec soi-même, c’est-à-dire avec les origines”.

Mammeri, "le berbérisant"

Dans toutes ses œuvres, la berbérité y occupe une bonne place, les héros paraissent à cheval sur deux cultures. La berbérité, chez Mammeri, n’exclut pas, en tout cas l’algérianité. Ses romans sont algériens, leur berbérité, comme dit l’auteur, c’est l’habit que prend leur maghrébinité. Mammeri aura été l’un des plus grands précurseurs de la renaissance berbère. En s’attachant à retrouver et à restituer le texte berbère, Salem Chaker expliquait que Mouloud Mammeri “s’adressait en premier lieu aux siens. Il s’appuyait pour cela d’abord sur une solide tradition familiale, il en a souvent témoigné. Mais il connaissait aussi — et cela est parfois ignoré —, à travers la Kabylie, les meilleurs informateurs, les dépositaires les plus sûrs du patrimoine littéraire kabyle. Ils ont été sa source permanente. Et puis, le magnifique corpus de poèmes rassemblés est également servi par une belle traduction, œuvre elle-même d’un vrai poète, dans les deux langues qu’il mettait côte à côte. De là, vient la puissance de ces livres à deux publics simultanés, le kabyle et l’universel. A la fois, ils réactualisent et fixent pour les Kabyles un patrimoine d’une densité exceptionnelle, le message profond et permanent des aïeux, et ils portent en même temps à la connaissance universelle le témoignage et le chant d’un peuple”. Mouloud Mammeri se faisait “l’ethnologue de sa propre société”, il met la culture qui l’avait un moment séparé de sa culture, au service de la redécouverte et de la défense de cette culture. Il était un fin connaisseur et observateur de sa société. “Mammeri le porte-drapeau d’une culture qu’il a, plus qu’aucun autre, contribué à faire reconnaître sur la scène internationale. Non pas que l’on puisse opposer son œuvre littéraire à son œuvre berbérisante, bien au contraire, elles sont reliées par une infinité de fils et de chemins. Mais cet aspect de son travail de création, son importance, son impact, son caractère unique et essentiel peuvent échapper à l’observateur étranger”. C’est ainsi que Salem Chaker décrit Mouloud Mammeri dans l’une de ses contributions. Mammeri, c’est aussi l’artisan de la langue, il a laissé la première grammaire berbère écrite en berbère ( tajerrumt), initié et dirigé, au début des années 1970, le travail de modernisation linguistique, dans le domaine lexicale (l’Amawal, glossaire anonyme) de termes néologiques modernes et techniques qui est, pour l’essentiel, son œuvre. Mammeri est alors nommé, en 1969, directeur du Centre de recherches anthropologiques préhistoriques et ethnographiques (CRAPE) d’Alger. A partir de ce moment, Mammeri voulait, selon Rachid Bellil, “établir un continuum” dans l’étude des cultures qui se sont succédé en Algérie, depuis la préhistoire jusqu’aux périodes plus récentes. Outre le renforcement global du pôle anthropologique, l’action particulière de M. Mammeri transparaît dans l’émergence progressive au sein du CRAPE des recherches consacrées à la littérature orale berbère (collectes en Kabylie, au Gourara) ethnomusicologie, ethnohistoire. Très rapidement, Mammeri s’attache à réorganiser le centre dont il a la charge en deux directions principales : d’une part, l’algérianisation du corps des chercheurs avec le recrutement progressif de jeunes diplômés et, d’autre part, le rééquilibrage des deux disciplines qui y sont représentées, la préhistoire et l’anthropologie. Jusqu’à 1978, Mammeri avait son autonomie qui lui permit de pousser ses études de terrain, sillonnant l’Algérie d’est en ouest et du nord au sud, incitant les jeunes chercheurs en anthropologie à aller à la découverte du terrain. Dans un environnement hostile, il constitue autour de lui une équipe de jeunes berbérisants pour un projet de création de néologismes berbères et réussit à faire du CRAPE un espace plus officieux à une activité berbérologique, pluridisciplinaire, qui a permis la consolidation d’une nouvelle génération de spécialistes algériens. Salem Chaker précise que “Mammeri, pédagogue de la langue et de la culture berbères pendant la période héroïque de son cours à l’université d’Alger, de 1965 à 1972, n’a jamais occupé “la chaire de berbère” de l’Université d’Alger, celle-ci ayant définitivement disparu en 1962. En fait, et selon le témoignage direct de Mammeri, il s’est agi d’une initiative personnelle et verbale de Ahmed Taleb, ministre de l’Education du nouveau gouvernement de Houari Boumediène, qui, à la rentrée d’octobre 1965, lui a demandé d’assurer un cours de berbère à la faculté des lettres. Cet enseignement, assuré dans le cadre de la section d’ethnologie, est toujours resté, jusqu’à la fin, “hors statut” et facultatif. Il ne donnait lieu à aucune sanction universitaire indépendante. Vers la fin, sans doute à partir de 1969-70, il a pu être intégré en tant qu’option facultative au sein du certificat d’ethnologie et de l’examen de propédeutique littéraire”.

Mammeri et le Printemps berbère

Quelques jours après les évènements d’octobre 1988, Mouloud Mammeri déclarait ceci : “Si les voix d’avril 80 étaient entendues, elles auraient épargné les drames d’octobre 88.” Il n’est pas donné pour nous ici de relater les évènements du Printemps berbère de 1980, annonciateurs d’une longue période pour les luttes démocratiques dans le pays. L’interdiction, le 10 mars 1980, de la conférence de Mouloud Mammeri à l’université de Tizi-ouzou sur “La poésie kabyle ancienne” aura suffi pour allumer le brasier kabyle, surtout dans un campus universitaire qui avait du mal à cacher, quelques mois avant, sa révolte, lorsque des étudiants mettaient en avant la question de la représentation authentique. Le 10 mars 1980 aura été la goutte qui a fait déborder le vase. Mammeri et Chaker étaient interceptés près de Mirabeau et conduits chez le wali leur signifiant l’interdiction de la conférence et conviés à quitter Tizi-Ouzou. Au centre universitaire de Hasnaoua, la tension et la colère se mélangeaient à l’indignation. Une semaine plus tard, Mammeri est reçu par Brerhi, alors ministre de l’Enseignement supérieur. Rachid Chaker témoigne dans son Journal des évènements de Kabylie que le ministre s’est montré tout plein d’excuses “mielleuses” mais vagues, avant de lui déconseiller fortement de participer à un cycle de conférences organisées à la cité universitaire de jeunes filles de Ben Aknoun, sur le thème de la culture nationale. La machine répressive ne fait alors que commencer. Le pouvoir actionne ses médias et se lance dans une campagne de dénigrement. Le quotidien El Moudjahid, dans sa rubrique culturelle, obéit aux ordres et s’attaque, dans un papier signé K. B., sans le nommer, à Mammeri, traité comme “véritable collaborateur du colonialisme”. Le magazine Révolution Africaine se met aussi de la partie et s’en prend aux “fauteurs de troubles” de Tizi-Ouzou.

Mammeri, défenseur des minorités

Mouloud Mammeri est connu aussi comme l’un des défenseurs des minorités. Il a grandement contribué au mouvement de libération des îles Canaries. Il a exercé son influence sur le mouvement autonomiste canarien qui devint par la suite le Mouvement pour l’autodétermination et l’indépendance de l’archipel canarien (MPAIAC). A l’un des responsables de ce mouvement, Antonio Cubillo, Mouloud Mammeri affirmait ceci : “II faut faire découvrir à ton peuple le sens de la continuité historique parce que les Espagnols ont essayé d’effacer sa mémoire historique. Les colonisateurs ont toujours essayé d’effacer la mémoire historique des peuples pour les abrutir et mieux les dominer. Un peuple sans conscience historique n’est pas un peuple ou si tu veux c’est un peuple analphabète. Le devoir des intellectuels et des hommes politiques engagés dans la lutte de libération est de leur enseigner leur histoire et réveiller leur conscience historique pour qu’un jour ils se lèvent et luttent pour leur patrie soumise.”

Mammeri, le romancier

Féru de culture kabyle dans son esprit universel Mouloud Mammeri est un romancier connu aussi bien sur la scène nationale qu’internationale. Il est fondamentalement l’un des fondateurs de la littérature maghrébine d’expression française. Ses classiques font l’objet depuis longtemps des thèmes et sujets de recherches dans plusieurs universités, en France, aux Etats-Unis, au Canada… Dans l’œuvre de Mammeri, Tahar Djaout retient “cette apparence de profondeur et de densité plus que d’innovation ou de creusement. Aucun livre du romancier ne donne l’impression d’un livre hâtif ou conjoncturel. On sent partout la conscience, l’application et le métier de l’écrivain qui n’écrit que lorsque la nécessité et la perfection sont toutes les deux au rendez-vous”.

J-L. Hassani

 
  © 2006   - Par TADJENANET au service de la culture Kabyle.